Reconnaissance morale et constitution de l’identité

Narration, argumentation, reconstruction1

Étude critique de Hervé Pourtois

 

La philosophie morale contemporaine semble marquée par l’émergence récente de pensées originales qui se nourrissent de relectures de l’œuvre de Kant. On en trouve des traces aussi bien dans la philosophie morale et politique anglo-saxonne s’inscrivant dans le sillage ouvert par les travaux de J. Rawls que dans la philosophie continentale (chez L. Ferry, A. Renaut, ou K.-O. Apel, par exemple). Au delà de leur diversité, ces travaux convergent dans la réaffirmation du principe kantien de la priorité du juste sur le bien : la morale se réduit aux obligations d’action commandées par l’exigence purement formelle d’un égal respect dû à l’autonomie de chaque individu et par l’exigence correspondante de rendre raison de ce que l’on fait face à autrui. Nos "néokantiens" ne sont toutefois pas tous naïfs. Ils connaissent les objections auxquelles s’est heurtée la morale kantienne dès l’aube du romantisme allemand. Ils tentent d’y faire pièce par diverses stratégies : par exemple, en limitant leur "kantisme" au domaine de la philosophie politique (Rawls) ou en remaniant l’argumentation transcendantale à la lumière de la philosophie du langage (Apel). Ces tentatives n’ont pas manqué de susciter des réactions. On en trouve notamment trace dans deux ouvrages remarquables : Sources of the Self de Ch. Taylor et Les puissances de l’expérience de J.-M. Ferry. Le premier est canadien et si sa réflexion s’inscrit dans le débat philosophique anglo-saxon, elle puise son inspiration dans la tradition continentale (Taylor est notamment l’auteur de deux livres sur Hegel). J.-M. Ferry est français. Nourri à la philosophie allemande. il a introduit la pensée de Habermas dans le débat philosophique francophone. Tous deux sont donc des passeurs de frontières philosophiques. Un point retiendra ici notre attention dans les deux ouvrages mentionnés : ils nous proposent une critique des morales formalistes et déontologiques qui s’appuie sur une réflexion anthropologique sur la constitution de l’identité. Mais les conséquences qu’ils tirent de leurs critiques respectives et les conceptions alternatives qu’ils avancent les engagent dans des voies radicalement divergentes.

I.

Ch. Taylor fut l’un des opposants de la première heure à cette philosophie morale et politique anglo-saxonne qui trouve son inspiration dans la Théorie de la justice publiée par J. Rawls en 1971. Sa critique, comme celle des autres philosophes communautariens, est radicale. Elle met en cause le principe de la priorité du juste sur le bien qui sous-tend la démarche des philosophies politiques d’inspiration rawlsienne. En se fondant sur ce principe, elles présupposent, sans vouloir se l’avouer, une conception de l’homme qu’elles partagent avec le naturalisme et l’utilitarisme et qui est profondément réductrice. Taylor leur oppose une conception de l’identité que l’on peut résumer en trois thèses.

1. La première thèse porte sur le lien indissoluble qui unit, selon Taylor, la formation de l’identité individuelle à l’orientation vers le bien moral. Lorsque je pose la question "qui suis-je ?", l’objet de mon interrogation n’est pas la place définie que j’occuperai dans un ordre objectif mais bien plutôt le sens de mon existence. On ne peut donc séparer la question "qui suis-je ?" de la question "que veux-je être ?". Nous déterminons ce que nous sommes par des orientations vers des biens que nous estimons dignes d’être réalisés par nous. Ces biens donnent sens à notre existence et orientent notre action. "Mon identité est définie par les engagements et les identifications qui constituent le cadre ou l’horizon à l’intérieur duquel je peux essayer de déterminer au cas par cas ce qui est bon, ou valable" (p. 27). C’est pourquoi la définition de notre identité implique toujours des "évaluations fortes" : nous jugeons nos désirs et nous procédons à des "distinctions qualitatives" entre les biens qui ultimement sont ordonnés et hiérarchisés en regard d’un bien fondamental que Taylor appelle "hypergood". Pour avoir une identité, "nous avons besoin d’une orientation vers le bien, ce qui implique un sens des distinctions qualitatives, de ce qui est incomparablement supérieur" (p. 47).

2. La seconde thèse de Taylor est une thèse herméneutique. Les évaluations qualitatives s’opèrent dans un horizon de sens et de valeurs socio-historiquement contingent. Un cadre de référence explicite ou implicite (framework) forme le "toujours déjà là" préalable à tout jugement, à toute intuition ayant le bien pour objet. Ces cadres de références ne sont pas à disposition, ils sont constitutifs de l’action humaine au sens où en dehors de leurs limites, l’accomplissement humain ne peut être total. Taylor rejette donc les morales modernes du détachement. Non pas que les individus seraient pour lui consignés dans leur appartenance et ne seraient moraux qu’à la mesure de leur respect d’un ordre normatif intangible. En effet les sociétés modernes ouvrent la possibilité pour un individu de se constituer sa propre identité de manière multiforme et de définir par là ce qui est important pour lui et ce qui ne l’est pas. L’individu est un "self" capable de répondre par lui-même à la question "qui suis-je ?" en des termes qui ne sont pas exclusivement universels et pré-construits. Le soi se définit par ses auto-interprétations. Mais ces auto-interprétations supposent, à titre de condition transcendantale, un espace d’interlocution à l’intérieur d’une communauté de reconnaissance. "La définition complète de l’identité de quelqu’un implique donc non seulement son attitude à l’égard de questions morales et spirituelles mais aussi une certaine référence à une communauté offrant des définitions" (p. 36). Même l’idéal moderne de détachement reste un contenu d’identité possible soutenu par un certain cadre axiologique de référence dans une communauté historique particulière.

3. Comment un individu peut-il donner un sens singulier à son existence – apporter sa réponse à la question "qui suis-je" – sur fond d’un cadre de référence socio-historique qui forme l’horizon axiologique déterminant pour la constitution de l’identité ? Taylor adopte ici une conception narrativiste de la formation de l’identité qui s’appuie sur les thèmes de l’analytique existentiale heideggerienne et qui le rapproche fortement de Ricœur2. L’homme est toujours sur le mode du devenir. Il n’est jamais que le point de rencontre entre ce qu’il est devenu et ce vers quoi il s’oriente. Par conséquent il ne peut constituer son identité que par un récit racontant "comment il en est arrivé là" et construisant ainsi sa vie comme une totalité. La narration est nécessaire à l’auto-compréhension et à l’orientation dans l’espace moral. Tout comme je ne puis me situer et m’orienter dans l’espace physique qu’en faisant mémoire du chemin déjà parcouru compris comme une "quête" : "puisque nous devons déterminer notre place en relation avec le bien, nous ne pouvons être sans orientation vers lui, et nous devons percevoir notre vie comme un récit" (pp. 51-52).

En quoi l’"ontologie morale" que je viens de résumer succinctement remet-elle en cause les philosophies morales fondées sur le principe de la priorité du juste sur le bien ?

Tout d’abord, il apparaît que le champ de la morale est beaucoup plus vaste et complexe que ne le considèrent les kantiens. Il n’est pas orienté par la seule exigence de justice interpersonnelle (le respect du droit de chacun). Deux autres axes structurent en effet l’espace moral : celui de la visée du bien-être et celui de la reconnaissance de la dignité personnelle. Pas plus que dans la dimension du respect de soi, l’orientation qu’un individu prend dans les deux autres dimensions n’est jamais la pure expression ni d’un désir immédiat ni d’un choix arbitraire. Elle suppose au contraire un jugement implicite ou explicite se soutenant de valeurs hiérarchisées en regard de biens fondamentaux. Taylor s’inscrit donc en faux contre la tendance à la systématisation qui se développe dans la philosophie morale moderne et qui la pousse souvent à renvoyer toute justification morale à une seule raison fondamentale – l’impératif catégorique chez Kant ou la maximisation de l’utilité chez les utilitaristes, par exemple.

À la tendance à la systématisation, on peut lier le fait que la morale moderne se présente souvent comme un guide d’action. Elle se résout dans des obligations de comportement. Cette conception paraît trop étroite à Taylor. Car elle détache nos actions de la signification qu’elles ont pour la constitution de notre identité. Elle se coupe de problèmes qui ont pour nous une signification morale fondamentale comme celui du sens de mon existence ou des motifs que j’ai à être moral, problèmes qui ne peuvent trouver leur réponse que dans l’invocation des biens. La question morale fondamentale n’est en effet pas "qu’est-il juste que je fasse ?" mais plutôt "qu’est-il bon que je sois ?". La raison pratique n’a pas pour fonction de fournir un critère formel et universel qui nous permettrait d’identifier et de justifier des obligations auxquelles notre comportement doit se conformer. La tâche de la raison pratique est bien plutôt d’expliciter et d’articuler les intuitions éthiques vécues de manière immédiate. Si cette articulation langagière des valeurs est importante, ce n’est pas parce qu’elle nous permettrait de juger de leur justesse en regard de principes universalistes mais parce qu’elle est nécessaire pour que le bien suprême qui oriente notre existence ait le pouvoir de susciter en nous sa réalisation et prenne le pas sur nos désirs immédiats. "Sans cette articulation, nous perdrions tout contact avec le bien, quelle que soit la manière dont il est conçu. Nous cesserions d’être humains".

Une telle position a des répercussions importantes au plan de la philosophie politique. Il n’est pas possible, comme croient pouvoir le faire Rawls, Dworkin ou Habermas, de construire et de fonder une théorie de la justice et des droits de manière purement formelle ou procédurale3. On doit toujours en appeler, fût-ce implicitement, à une conception substantielle du bien de l’homme. La légitimité des droits de l’homme et des idées modernes de la justice, que Taylor avalise pleinement, doit s’appuyer sur une conception de l’excellence humaine qui soit à la fois moralement acceptable et anthropologiquement plausible (ce qui n’est pas le cas de la justification rawlsienne qui pour Taylor s’appuie sur une conception atomiste de l’individu, qui est inadéquate).

Taylor ne met donc pas en question le contenu des théories libérales de la justice dont il se sent politiquement très proche. Son opposition porte plutôt sur le point de vue méta-éthique que revendiquent leurs auteurs et sur la démarche qu’ils suivent. En se refusant à replacer l’orientation vers le bien dans le contexte de la constitution du sujet, les morales formelles mécomprennent le sens même de la moralité.

II.

En un sens, la visée poursuivie par J.-M. Ferry dans Les puissances de l’expérience s’avère très proche de celle de Ch. Taylor. Comme lui, il veut montrer que la constitution d’une identité n’est le résultat ni d’un pur acte d’autoposition ni de l’imputation à un individu d’une essence générique qui se modaliserait dans des déterminations accidentelles. Si l’affirmation de l’identité est irréductible à la mêmeté et à la prédication, c’est parce qu’elle ne peut prendre place que dans un processus de reconnaissance réciproque. La formation de mon identité passe par la reconnaissance d’un "tu" comme "je" que je ne suis pas mais qui néanmoins me constitue. Elle est donc indissociable d’un lien éthique entre les personnes. Comme Taylor, Ferry critique les insuffisances d’une conception purement argumentative (formaliste) de ce lien éthique. Mais loin d’adopter une conception narrativiste, il s’engage dans la voie d’une conception qu’il qualifie de "reconstructive". Seule une conception reconstructive de la raison permet de dépasser sans l’abolir le caractère juridique du lien éthique et de faire droit à un rapport asymétrique à l’autre que Ferry qualifie de "religieux" (au sens de "ce qui nous relie").

Le point de départ du premier volume est la question de la formation de l’identité : "comment un être doté d’un corps sensible peut-il former son identité de façon à pouvoir se rapporter différentiellement à un "il" (le monde des choses), à un "tu" (le monde des personnes), à un "je" (le monde intérieur propre) ?" (II, 7). Dans une voie toute hégelienne, Ferry répond à cette question en retraçant la genèse de la compétence communicationnelle acquise au travers d’une dialectique des expériences des illusions et désillusions. Des expériences du "sentir" à celles de l’"agir" s’opère progressivement une différenciation des rapports au monde (rapport technique aux choses, rapport d’interaction avec autrui, rapport de symbolisation avec soi). Le passage de l’"agir" au "discourir" marque la thématisation et l’inscription de ces rapports pragmatiques dans une grammaire universelle qui constitue une infrastructure commune à toutes les langues. Cette infrastructure définit la compétence communicationnelle pleine qui rend possible la reconnaissance. À la différenciation pragmatique entre les rapports au monde correspond ainsi la différenciation grammaticale entre les personnes (je, tu, il), les temps (présent, passé, futur) et les modes (indicatif, impératif, subjonctif). La grammaire est donc "notre véritable ontologie. Elle définit à la fois la structure ontologique du monde pour nous, la complexion catégoriale du moi comme noyau dur de son identité, et la communicabilité des expériences articulées dans le langage" (I, 15). Elle est le "transcendantal de l’intersubjectivité".

Cette inscription de l’ontologie dans le discours permet de comprendre comment les identités peuvent se structurer au travers du discours. Le discours rend en effet possible une formation des identités (individuelles ou collectives) par la thématisation de l’expérience. Celle-ci peut s’opérer selon différents registres discursifs : narratif, interprétatif, argumentatif et reconstructif. À chacun de ces registres correspond un type de compréhension du monde. Ils sont génétiquement ordonnés : le passage de l’un à l’autre est le produit d’un gain de réflexivité. Dans une perspective toute hégelienne, J.-M. Ferry lit dans leur succession l’odyssée de l’esprit vers l’acquisition d’une pleine compétence communicationnelle.

L’identité narrative est organisée autour d’une compréhension mythique du monde. Le "je" est le sujet d’un récit singulier qui donne une unité à son existence. Toutefois la nécessité d’actualiser ce récit des origines requiert progressivement la transition vers un discours interprétatif plus généralisant que l’on retrouve dans les grandes religions et dans les cosmologies des Anciens. Le "je" est ici le sujet d’un destin qui lui dicte sa loi. C’est à travers l’appropriation herméneutique de cette loi du destin qu’il se constitue son identité. Le passage de cette identité interprétative à une identité argumentative marque à son tour une nouvelle avancée. Le "je" devient le sujet de l’argumentation, c’est-à-dire au plan théorique le sujet de la raison qui justifie et au plan pratique le sujet de droit face auquel on doit se justifier. Cette forme d’identité est associée à une compréhension critique du monde, celle-là même que l’on trouve dans les philosophies modernes de la subjectivité. Enfin l’identité reconstructive marque le stade ultime de la réflexivité. Le "je" y est sujet du langage et de l’histoire. J.-M. Ferry y associe les compréhensions du monde qui sont centrées autour de ces deux catégories et que l’on peut reconnaître dans l’herméneutique philosophique et surtout dans la pragmatique contemporaines. La dimension critique, déjà présente au stade antérieur, se voit ici radicalisée. Elle passe d’un niveau sémantique à un niveau pragmatique : le discours se thématise non plus en regard de la signification ou de la validité de tel ou tel énoncé mais "au regard de l’énonciation elle-même dont la visée performative est explicitée et thématisée : l’appropriation phénoménologique de l’histoire du transcendantal". La perspective d’un sujet d’emblée constitué qui constitue le monde est ainsi récusée. Le sujet est toujours déjà précédé d’un verbe qui articule symboliquement ses rapports au monde et qu’il s’approprie par la réflexion. Le discours reconstructif a pris acte des catégories grammaticales qui régissent la formation des identités en tant que catégories organisant une compétence communicationnelle, c’est-à-dire sans les rapporter à une image (objective ou subjective) du monde. Dans sa compréhension contemporaine, l’identité se voit exclusivement définie par une aptitude à communiquer trouvant à s’exercer dans l’espace social et dans le temps historique.

Dans l’espace social moderne, la compétence communicationnelle ainsi reconnue rend possible la persistance de la communication en dépit du désenchantement et de la perte d’un monde commun. Ferry se démarque ainsi autant du pessimisme à l’égard de la modernité que manifestent les sociologies d’inspiration wéberienne que du réductivisme propre aux sociologies fonctionnalistes et systémiques. Le lien social n’est voué ni à une inéluctable désagrégation ni à une mutation en simple résultante de mécanismes fonctionnels d’intégration sociale.

D’autre part, la reconnaissance dans l’autre d’une aptitude universelle à communiquer rend également possible dans le temps historique une communication interculturelle authentique, y compris avec des cultures de sociétés disparues. Contre l’historicisme dominant de la philosophie contemporaine, Ferry voit une raison à l’œuvre dans l’histoire universelle qui lie de manière irréversible des séquences historiques. Cette raison n’est certes pas la raison déterministe de l’enchaînement mécanique des effets et des causes mais une raison dialogique dans laquelle chaque innovation, chaque séquence historique nouvelle, apparaît comme une réponse à une question posée par une séquence antérieure. L’histoire universelle doit être pensée "pragmatiquement comme un monde de la communication entre les mondes historiques" (I, 201).

Il apparaît ainsi que "le temps historique comme l’espace social deviennent des milieux de la reconnaissance où communiquer est la puissance désormais explicite par laquelle l’identité contemporaine entreprend de se construire dans une expérience qui s’ouvre à celle des autres identités" (I, 156). Une constitution décentrée et reconstructive de l’identité et la reconnaissance est possible. Dans le second volume intitulé "Les ordres de la reconnaissance", Ferry montre comment celle-ci peut trouver à s’effectuer dans nos conditions contemporaines de socialité. Je ne puis ici rendre compte de cette dimension sociologique de l’ouvrage. En guise de contrepoint aux positions de Ch. Taylor, je me limiterai à préciser la portée éthique de la conception de l’identité que je viens de résumer.

Pour J.-M. Ferry, la narration et l’interprétation constituent des registres de discours qui ne peuvent pas vraiment faire droit à une pleine reconnaissance morale de l’autre comme autre. La formation d’une identité passant par le seul registre de la narration (et de l’interprétation qui inévitablement l’accompagne) apparaît foncièrement "violente" et "égoïste".

"Car avec [l’identité narrative], et en fonction de son style éthique, le fait de l’histoire propre se présente comme si, par lui-même, il constituait un droit. La tradition dont l’appropriation narrative définit éventuellement une identité personnelle ou collective, n’est pas là traitée sélectivement sous l’aspect de l’acceptabilité pour d’autres des valeurs qu’elle présente mais plutôt sous l’aspect de l’efficacité avec laquelle elle permet à cette identité d’affirmer sa différence. [...] En fonction de son style propre l’identité narrative, à l’opposé de l’identité argumentative, est plus tournée vers soi-même que vers autrui." (I, 207).

À l’inverse, l’argumentation rend possible la reconnaissance de l’autre comme sujet de droit. J.-M. Ferry reprend sur ce point les thèses de l’éthique de la discussion développées par J. Habermas et K.-O. Apel, montrant en quoi l’argumentation n’a pas seulement une dimension théorique mais aussi une dimension pratique. Le discours argumentatif n’a pas seulement pour fonction de justifier des énoncés en regard de bonnes raisons. Il a aussi une fonction pratique puisqu’il m’oblige à reconnaître l’autre comme celui à qui j’ai à rendre raison, comme sujet de droit. L’éthique se ramasse ici dans les obligations inhérentes à toute discussion rationnelle. Elle perd son caractère substantiel et tend à devenir purement procédurale. Sa tâche est "d’exhiber le point de vue d’où la justesse morale puisse être admise pour des normes d’action, mais non point de prescrire les normes justes de l’action" (II, 211). Ce point de vue est celui d’une discussion argumentée entre tous les individus intéressés. L’universel perd ici toute forme sémantique, fût-elle celle de principes moraux abstraits pour devenir purement pragmatique : il "apparaît comme l’horizon de discussion méthodiquement reculé par la possibilité qu’un seul oppose à l’accord obtenu un argument dirimant. Est ici "dirimant" l’argument dont la force logique est jugée supérieure à un moment donné, si toutefois il possède en outre la force pratique d’un intérêt à faire valoir4 ". L’universel n’est plus pensé comme le tribunal de la raison qui juge en extériorité les traditions, conception justement dénoncée par Gadamer. La raison est ici une raison communicationnelle décentrée, incarnée dans le milieu langagier et "qui peut, outre raconter le passé en interprétant ce que nous transmettent les traditions, rappeler ce qui n’en fut pas dit en argumentant contre ces mêmes traditions" (II, 208). La pragmatique dont se réclame Ferry, a pris acte de ce que le vrai n’est plus à découvrir ni dans le réel ni dans la sémantique du texte qui entend le dire, mais à produire dans le procès même du discours. Le vrai est donc à la fois historiquement produit et universel car suspendu aux déterminités grammaticales qui définissent la compétence communicationnelle.

Mais J.-M. Ferry n’adhère pas pour autant à la version transcendantale de la pragmatique proposée par K.-O. Apel. Il met en question sa prétention à "la fondation ultime" qui fait fi de l’historicité de tout discours et qui identifie sans vergogne la nécessité des conditions transcendantales de l’argumentation à une obligation morale de reconnaissance de la personne. Il est en effet illégitime de renvoyer la reconnaissance du sujet à une théorie transcendantale des conditions de possibilité de l’argumentation. "Le discours argumentatif n’est pas le fondement ultime par cela même que l’éthique de la discussion, la Diskursethik, lui présuppose un extérieur qui est précisément le respect qu’elle lui accorde" (II, 209). Il est impuissant à nous dire à qui nous devons imputer la dignité d’être respecté comme sujet de droit et ce qui fonde cette imputation. L’éthique juridique fondée sur une conception purement argumentative de l’identité montre ses limites là où resurgit la vieille question éthique de la personne : quelle est la valeur (le critère) qui fonde la dignité morale d’un être ? Quel est le signe (l’indice) qui motive le respect d’un être ? Or la réponse de l’humanisme moderne – celui de Kant, de Fichte et de Hegel notamment – se révèle, aujourd’hui plus que jamais, insuffisante. En effet, l’anthropocentrisme éthique qui voyait dans la capacité de l’homme à maîtriser la nature le signe de sa dignité morale, n’est-il pas, comme nous le rappelle Jonas, la source d’une attitude moralement irresponsable face à la vie5 ? J.-M. Ferry se demande ainsi si nous ne commettons pas "une injustice en refusant d’imputer, par préjugé, la dignité à des créatures non humaines ou présumées telles". Le remède proposé par Jonas, le retour à une éthique fondée dans une philosophie de la nature, lui paraît toutefois irrecevable, dès lors que toute universalité ne s’appuie plus que sur une compétence à communiquer. En fait, la métaphysique des anciens avec laquelle Jonas veut renouer et l’humanisme des modernes souffrent d’une même illusion lorsqu’ils croient pouvoir apporter une réponse a priori à la question de la valeur qui fonde le respect moral. Le respect de l’autre ne s’origine pas dans l’identification dans un individu de prédicats universels qui définiraient – en nature ou en raison – sa dignité morale. "Le respect ne peut s’originer que dans la reconnaissance communicationnelle, compréhensive, non formelle de l’idiosyncrasie de la personnalité individuée en cours d’individuation". C’est dans la relation communicationnelle prédiscursive avec l’autre et non dans une ontologie de la dignité que le respect prend sa source. Cette ouverture communicationnelle à l’autre constitue une expérience "non discursive et néanmoins rationnelle ... qui se laisse saisir sous la catégorie de l’assentiment" (I, 213). Elle est le produit d’un engagement à agir qui est à comprendre sur le modèle hégélien de la "résolution" (Entschlub) plutôt que sur le modèle décisionniste de la décision (Dezision, Entscheidung). Le rapport à l’autre qui est ici engagé est à la fois communicationnel et asymétrique. Il est communicationnel en ce qu’il suppose de la part du sujet une attitude qui "dans le rapport à l’autre (quel qu’il soit) consiste à considérer l’intérêt qu’il représente comme un appel à élargir le mien dans sa direction". La communication est ici présente à titre de disposition sans prendre la forme d’une interaction. C’est pourquoi le rapport est fondamentalement asymétrique, l’autre est reconnu dans sa vulnérabilité. La relation éthique dépasse la reconnaissance juridique du droit de l’autre pour prendre une dimension religieuse "au sens de H. Cohen pour qui la religion respecte l’autre en sa différence et sa souffrance plutôt qu’en sa liberté et son égalité" (II, 158). Cette ouverture religieuse à l’autre, qui n’a ici aucune connotation théiste, implique que l’autre ne prend pas nécessairement la figure de l’homme vivant mais qu’il peut aussi prendre celle de l’animal ou des générations qui nous ont précédés. Elle donne sens à cette responsabilité à l’égard du passé que nous rappelait W. Benjamin.

Si c’est bien dans ce type de rapport religieux que s’origine la reconnaissance, alors la construction critique de notre identité ne peut être épuisée par un discours argumentatif au sens strict qui fonderait la validité de normes substantielles en regard de la reconnaissance par chacun du droit de chacun. La formation critique d’une identité implique de surcroît le passage par une reconstruction d’une dialectique de la reconnaissance et de ses ratés. Il ne s’agit plus seulement d’identifier abstraitement le "je" à l’universalité d’une compétence à communiquer mais aussi de reconnaître concrètement cette universalité à l’œuvre dans la singularité biographique d’êtres incarnés. Seul un discours reconstructif permet de faire affleurer à un niveau réflexif notre rapport religieux à cette singularité reconnue non plus seulement dans son droit mais aussi dans sa souffrance.

III.

Je voudrais en guise de conclusion interroger la distinction ici introduite entre reconstruction et argumentation. J.-M. Ferry nous montre, avec raison, que le processus éthique de reconnaissance ne s’épuise pas dans un lien juridique entre des sujets de droit abstraits mais qu’il s’enracine plus profondément dans une disposition prédiscursive d’ouverture communicationnelle à la singularité de l’autre. Ce qui implique qu’un discours éthique qui s’ouvre à une dimension critique ne peut se restreindre à justifier la validité des normes sur une base purement juridique. Il doit aussi thématiser une identité singulière en tant qu’elle est le produit d’une histoire de la reconnaissance (ou de la non-reconnaissance). Ce qui signifierait, par exemple, qu’un Allemand aujourd’hui ne peut penser son identité dans les seuls termes d’une adhésion abstraite aux principes qui régissent nos sociétés démocratiques occidentales, mais qu’il doit en outre reconstruire un rapport critique au passé et aux traditions de son pays et que cette reconstruction permet de justifier une responsabilité particulière des Allemands à l’égard du peuple juif et même, selon J.-M. Ferry, une "dette à l’égard du passé". Mais ce dépassement d’un point de vue moral purement juridique implique-t-il, comme il l’affirme, un dépassement de l’argumentation par la reconstruction, un peu comme si la fonction de l’argumentation se limitait à justifier des normes d’action tandis que la reconstruction permettrait un accès critique à une totalité biographique ou historique singulière ? Une réponse positive ne va pas de soi.

J.-M. Ferry semble lui-même relativiser la portée de la distinction qu’il introduit quand il affirme que la reconstruction doit s’opérer par les voies de l’argumentation. Ceci me semble être l’indice de ce que, contrairement à ce que pose J.-M. Ferry, reconstruction et argumentation ne sont pas des concepts de même niveau. L’argumentation, comme la narration ou l’interprétation, est un registre de discours. Mais il n’en va pas de même de la reconstruction qui renvoie plutôt à une fonction du discours : celle de reconstruire une histoire singulière de la reconnaissance en vue de la constitution d’une identité individuelle ou collective. Cette tâche peut s’opérer au travers des registres narratif, interprétatif ou argumentatif. Mais ce n’est que quand elle prend cette dernière forme qu’elle autorise un rapport critique à notre identité qui fait droit à l’altérité radicale de l’autre.

Certes l’argumentation a ses limites, mais celles-ci ne sont pas celles qu’une conception trop étroite lui assigne. On doit avec Ferry rejeter la prétention à la fondation ultime de toute normativité dans les conditions de possibilité de l’argumentation. Mais contrairement à ce que semble suggérer Ferry, ce rejet ne condamne pas l’argumentation en tant que telle. Elle proscrit plutôt une interprétation trop dogmatique de celle-ci qui ne se départit pas suffisamment d’une vision monologique de la raison pratique héritée de Kant. Si l’on adopte une conception plus communicationnelle de la raison, alors il me semble superflu de "surajouter" au discours argumentatif un discours reconstructif.

Comprise à partir du point de vue d’une pragmatique de la communication, la raison argumentative ne peut plus s’instaurer en tribunal ou en maître d’une histoire individuelle ou collective. Elle prend place à l’intérieur du contexte normatif d’un monde vécu non problématisé qui définit socio-culturellement les conditions pragmatiques de toute énonciation. Mais elle ne s’abandonne pas pour autant au cours d’une histoire qui se ferait dans son dos. La discussion argumentée permet en effet d’opérer un retour critique non seulement sur des contenus normatifs substantiels mais aussi sur les conditions pragmatiques d’une reconnaissance sociale par les voies de la discussion. Elle peut donc problématiser ses propres conditions d’effectuation et sa fonction dans un processus de reconnaissance historique concret de façon à inclure, par exemple, à titre avocatoire le point de vue de celui qui est sans voix. Dans cette perspective, l’argumentation n’a plus pour seule fonction de justifier la validité du contenu sémantique de normes singulières (morales ou juridiques) au travers de procédures qui seraient pragmatiquement définies in abstracto. Ce qui est ici en jeu ce n’est donc plus simplement la validité d’une norme (que dois-je faire ?), mais la définition normative d’une identité (que suis-je, et que veux-je être ?).

On déborde les limites étriquées d’une lecture encore trop formaliste de la raison pratique que des philosophes comme Ricœur ou Taylor dénoncent à juste titre. Toutefois d’autres limites surgissent : celles-ci tiennent non plus aux registres dans lesquels la discussion pourrait légitimement s’exercer, mais à ce que l’indétermination qui affecte le discours ne peut jamais être close. L’argumentation ne peut, ainsi que le souligne Ferry, fonder le respect qui lui y est dû et l’obligation d’argumenter. Cette limite ne peut être dépassée par aucune forme de discours quel qu’il soit. Pour le dire autrement, le discours argumentatif peut thématiser et justifier la validité d’un énoncé normatif substantiel. Il peut aussi fonder une identité en thématisant et en justifiant les conditions d’énonciation et de justification d’un énoncé pragmatique ainsi que leur fonction pragmatique à l’intérieur d’un contexte socio-historique particulier. Toutefois cette justification ne peut jamais avoir valeur d’une fondation ultime mais seulement d’une reconstruction qui présuppose l’engagement pragmatique d’individus en faveur d’une reconnaissance réciproque plutôt que d’une affirmation violente de soi. Cet engagement éthique qui sous-tend tout jugement pratique ne peut être fondé dans le discours. Comme le rappelle justement Ch. Taylor, le jugement moral s’enracine toujours dans un sens moral de l’obligation qui lui préexiste. Toutefois, si ce constat anthropologique marque les limites d’une éthique de la discussion, il ne justifie aucune restriction normative à l’exercice de l’argumentation dès lors qu’il s’agit de nous entendre sur ce que nous voulons être et sur ce que nous devons faire. Toute restriction de ce genre devrait être discursivement acceptée par ceux auxquels elle prétend s’appliquer.

 

Louvain-la-Neuve, Hervé Pourtois.

Université catholique de Louvain,

Institut supérieur de philosophie.

 

1. Jean-Marc Ferry, Les Puissances de l’expérience. Essai sur l’identité contemporaine. Tome 1 : "Le Sujet et le verbe". Tome 2 : "Les Ordres de la reconnaissance", coll. "Passages". Deux vol. 24*15 de 216 + 254 p, Paris, Éd. du Cerf, 1991, 195 FF. Charles Taylor, Sources of the Self. The Making of the Modern Identity. Un vol. 24*17 de XII-602 p, Cambridge University Press, 1989, 20 £.

2. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, "L’Ordre philosophique", 1990, 424 p.

3. Voir par exempte Charles Taylor, "Le juste et le bien", Revue de métaphysique et de morale, 93/1, (1988), pp33-56.

4. Jean-Marc Ferry, "Sur la responsabilité à l’égard du passé. L’éthique de la discussion comme éthique de la rédemption", Hermès. Cognition, communication, politique, 10 (1992), p. 128.

5. Cf. Hans Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (Trad. de l’allemand par Jean Greisch), Paris, Éd. du Cerf, coll. "Passages", 1990, 336 p.

 

Sommaire du tome 1, Le Sujet et le verbe :

Sommaire du tome 2, Les Ordres de la reconnaissance :

 

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